Suffit-il d’être vedette?
DANS la nuit du 17 août 1968, mes rêves devinrent réalité. J’interprétais le difficile et dramatique rôle d’Hyppolyte dans le Phèdre de Miguel de Unamuno, un auteur espagnol contemporain. Les autres acteurs professionnels qui jouaient mon père et ma belle-mère étaient des artistes célèbres qui jouissaient d’une excellente réputation. Les scènes jouées avec puissance et réalisme captivèrent les spectateurs. Nous avons été interrompus à cinq reprises par les applaudissements, deux fois au cours des scènes où je menais le dialogue.
Cette nuit du festival de San Lorenzo del Escorial, près de Madrid, en Espagne, fut pour moi un triomphe. Après des années de lutte acharnée, je goûtais enfin le plaisir sans mélange du succès fou. Peu après, on commença à m’offrir des rôles plus nombreux et de meilleure qualité tant au cinéma qu’à la télévision.
Qu’est-ce qui m’avait donc poussé vers cette carrière d’acteur dramatique? Pour vous aider à comprendre mes mobiles, il me faut vous ramener en arrière à l’époque de mon enfance, dans les années quarante, à Séville, en Andalousie, pendant la terrible période qui suivit la guerre civile.
Une enfance inquiète
J’étais l’aîné de cinq enfants élevés dans le dénuement, la faim et la misère caractéristiques de cette période de l’après-guerre civile. Nous étions si pauvres que j’avais pris l’habitude de me promener comme par hasard autour de l’épicerie du coin en attendant que les autres clients s’en aillent pour pouvoir acheter du pain à crédit sans que personne ne le sache. Je crois que mon talent d’acteur est né là tandis que j’essayais de donner le change à mes voisins.
À la maison, l’ambiance était rarement au beau fixe. Mes parents passaient leur temps à se disputer et à se battre. Mon père était un ennemi juré de tout ce qui touchait à la religion, alors que ma mère et ma grand-mère croyaient en la vierge Marie et en tous les “saints” de l’Église catholique. Mon enfance fut dominée par un sentiment de peur et d’insécurité: peur de la violence, peur causée par la superstition religieuse, peur de la mala suerte (le mauvais sort) qui semblait frapper toutes les actions humaines.
Malgré cet environnement, dans mon imagination enfantine, je perçais parfois les nuages de mes cauchemars pour rêver... rêver à un monde meilleur où les gens s’aimeraient et se feraient mutuellement confiance. Ces rêves me servaient de soupape de sécurité.
Coup de foudre pour le théâtre
À seize ans, j’eus un premier et timide contact avec le théâtre. J’assistai à la représentation d’une production d’amateurs dans une école catholique de Séville. J’attendis, assis là, étouffant mon excitation. Le rideau se leva et, à ma grande surprise, devant moi s’étendit un monde merveilleux de musique, de couleur et d’imagination. Dès cet instant, je tombai amoureux du théâtre. C’était un monde de bonheur où ne régnaient, en apparence, ni peur, ni larmes, ni faim, et où je pouvais donner libre cours à mon imagination. C’était un tremplin qui me permettrait de communiquer aux autres mes rêves et mes espoirs. Je pris donc la décision de devenir acteur.
J’ai alors contacté une troupe d’acteurs amateurs et leur ai demandé si je pouvais jouer dans leur prochaine pièce. Il s’agissait de La passion et la mort de Notre Seigneur Jésus Christ. Ils avaient besoin de figurants, aussi m’ont-ils accepté. On me donna le petit rôle d’André, l’un des douze apôtres. Bien que ma participation ait été très limitée, ce fut suffisant pour que je sache que j’avais enfin trouvé ma voie. Cette première pièce a également été importante pour une autre raison. Par son intermédiaire, j’ai fait connaissance avec le Jésus de la Bible. Ce personnage m’a inspiré de l’admiration et un profond respect.
Décidé à faire des progrès, je me suis inscrit au conservatoire d’art dramatique de Séville. À dix-huit ans, j’ai eu pour la première fois l’occasion de participer à une tournée en province avec une troupe professionnelle. Mon premier rôle fut celui d’un étudiant. Après une brève répétition, j’ai fait de modestes débuts dans un vrai théâtre. J’avais enfin posé le pied sur le premier barreau de l’échelle du succès. Mais comme cette troupe de professionnels était différente de la troupe d’amateurs! Il y régnait une atmosphère d’aisance relative, d’orgueil et de suffisance.
Pendant plusieurs semaines, je servis d’assistant au directeur qui était en même temps l’acteur principal. Je ne parvenais pas à croire à ma chance. Je faisais partie du monde merveilleux des rêves.
L’ascension vers le succès
C’est triste à dire, mais je perdis rapidement mes illusions de jeunesse. Je commençai à me rendre compte que j’étais environné par l’immoralité. Les deux acteurs principaux vivaient ensemble, bien que la femme fût déjà mariée de son côté. Qui plus est, cette femme influença son amant et en peu de temps je perdis mon emploi. Je suis alors retourné à Séville pour terminer mes études d’art dramatique.
Je savais que j’avais besoin d’acquérir de l’expérience et d’élargir mon répertoire; j’ai donc signé un contrat avec une compagnie provinciale. Après deux années de tournées en Andalousie et des apparitions dans des villes telles que Cordoue, Malaga et Séville, j’ai décidé qu’il était temps que j’aille à Madrid, la capitale de l’Espagne où se trouvent la plupart des grands théâtres. J’y signai mon premier contrat en 1962 pour la comédie dramatique Hombre Nuevo (L’Homme nouveau) de José María Pemán, au théâtre Eslava. Pour mon rôle, il me fallait danser le twist qui était alors en vogue en Espagne. Apparemment, j’y réussissais bien!
Je fis un nouveau pas important vers la célébrité lorsque je parus en 1967 dans Les Bas-Fonds de l’auteur dramatique russe Maksim Gorki, pièce que nous avions jouée au théâtre María Guerrero à Madrid. Là encore, j’ai travaillé avec de bons acteurs, ce qui m’a à la fois beaucoup appris et beaucoup stimulé.
En 1968, j’ai eu enfin une grande chance à la télévision. J’y avais déjà joué de petits rôles, mais on m’offrait maintenant un rôle principal dans une pièce dont le titre était La herida luminosa (La blessure lumineuse) de l’auteur José María de Sagarra, un poète et dramaturge catalan contemporain. Cette fois-là, la météo elle-même me favorisa. Il pleuvait tellement ce soir-là que bien des gens restèrent chez eux à regarder la télévision. En une nuit, je devins célèbre dans toute l’Espagne sous mon nom d’acteur Manuel Toscano. Un producteur m’offrit alors un rôle principal dans le film qu’il se préparait à tourner.
La réalité est différente
Il semblait que tout allait bien et pourtant je n’étais pas satisfait. Le théâtre ne s’était pas révélé être ce monde de fantaisie au bonheur sublime que j’avais imaginé dans ma jeunesse. Au lieu de cela, à de très rares exceptions, la vanité, l’envie, la superstition et l’immoralité y régnaient. Pour illustrer ma déception, permettez-moi de vous raconter l’une de mes expériences.
Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone d’un inconnu qui voulait me rencontrer dans un célèbre café de Madrid fréquenté par les acteurs et les actrices à la mode. À l’heure indiquée, un homme élégant se présenta comme étant un metteur en scène à la recherche d’un premier rôle pour une pièce qu’il allait monter. Il pensait que j’étais l’acteur idéal pour tenir ce rôle et il m’invita à venir dans son appartement pour discuter les termes du contrat. Quand nous sommes entrés, il se jeta sur moi et essaya de m’embrasser.
Eh oui, c’était un des homosexuels si nombreux dans le monde du théâtre. Il insista en disant que, si je voulais le rôle principal, il faudrait que je me montre plus coopératif. Je le repoussai et sortis en claquant la porte après lui avoir dit que je ne voulais pas travailler à ce prix.
C’est une triste vérité, mais dans le monde du spectacle grouillent la perversion et la corruption. Beaucoup d’artistes vivent dans une atmosphère permanente d’insécurité. Les vedettes meurent de peur que leur étoile s’éteigne lors de la prochaine première. Leur succès dure tant que dure leur dernière pièce. En conséquence, les drogues et les relations sexuelles illicites leur servent souvent d’exutoire.
Un changement dans ma vie
En 1965, au cours d’une visite au conservatoire d’art dramatique de Madrid, j’ai rencontré une étudiante qui m’a plu. Quelque temps plus tard, nous nous sommes fiancés et, en septembre 1967, nous nous sommes mariés. Depuis, elle est devenue la mère de nos quatre enfants qui ont donné un but à nos vies et les ont remplies de joie.
Un autre événement qui devait changer notre mode de vie se produisit en 1969. Alors que j’étais dans les studios cinématographiques “Roma” à Madrid, où je participais au film Los canones de Córdoba (Les canons de Cordoue), j’ai rencontré une jeune actrice qui m’a parlé de la Bible. Elle m’a expliqué quel était le dessein de Dieu pour l’homme et la terre, et comment la paix et la sécurité seraient bientôt instaurées grâce au Royaume de Dieu. J’étais intrigué et je voulais en savoir plus. Elle m’invita à assister à une assemblée des Témoins de Jéhovah qui devait se tenir le lendemain. À cette époque-là, l’œuvre des Témoins de Jéhovah n’était pas encore reconnue en Espagne. L’assemblée devait donc se tenir dans un garage, mais cela ne me découragea pas.
Là, je fus aussitôt impressionné par l’atmosphère de sincérité et de gentillesse qui régnait. L’un des anciens présents, Ricardo Reyes, s’organisa pour étudier la Bible avec moi. Sa sérénité, son humilité et son discernement étaient exactement ce dont j’avais besoin pour ma personnalité extravertie d’acteur.
Tandis que l’étude progressait, des doutes assaillaient mon esprit. Était-ce vraiment la vérité ou seulement une comédie comme les autres religions? Y avait-il une ruse ou une astuce quelque part? Après tant d’années passées dans le monde faux de l’illusion, je voulais connaître la vérité.
Cela devint si important pour moi que je négligeais mon travail tant je mettais de zèle à faire des recherches dans la Bible. Quantité de questions réclamaient des réponses: Quel est le but de la vie? Dieu existe-t-il? Qu’y a-t-il après la mort? Grâce à la Bible et au manuel La vérité qui conduit à la vie éternelle, mes doutes s’effacèrent. Après neuf mois d’étude, ma femme et moi étions convaincus que c’était bien la vérité; aussi, nous nous sommes fait baptiser en septembre 1970.
Un nouveau défi
Le changement de point de vue et de personnalité que la Bible m’encourageait à adopter représentait pour moi un véritable défi. Pourrais-je concilier mon nouveau mode de vie avec les rôles que je jouais au théâtre et à la télévision? Je crois que le tournant se situa le jour d’une répétition avec d’autres acteurs, un metteur en scène et un directeur de théâtre. On commença à discuter de la façon d’augmenter l’intérêt du public pour les œuvres que nous lui proposions. Tout le monde se plaignait de ce que la censure était trop rigide; si on relâchait un peu sa pression en permettant la présentation de scènes érotiques au théâtre, le public ferait alors la queue aux guichets. Quand j’ai vu que ce groupe de professionnels, des gens prestigieux dans le monde du théâtre, étaient tous d’accord, et que personne n’avait le courage de défendre les valeurs traditionnelles de l’art, les bonnes mœurs et la culture, j’ai compris que nous étions tous pris au même piège: le piège du succès facile par l’exploitation du sexe. J’ai alors pris la décision d’abandonner le théâtre.
Mes amis me prédirent que je reviendrais bientôt au théâtre, car je l’avais dans le sang. Cela me fait penser aujourd’hui aux propos tenus par un célèbre acteur espagnol, José María Rodero: “Si le théâtre disparaissait, cela ne changerait rien. Par contre, s’il n’y avait plus d’eau, ce serait certainement dramatique (...). L’acteur est un luxe, comme le théâtre, comme la culture, un luxe nécessaire, naturellement, mais pas indispensable.”
Dix ans plus tard, je peux dire en toute franchise que le théâtre ne me manque pas. J’ai toujours la possibilité de pratiquer mon art, une fois par an, en travaillant comme metteur en scène et acteur pour les drames bibliques que les Témoins de Jéhovah présentent lors de leurs assemblées de district. En participant à ces représentations dramatiques, ma femme et moi avons joué devant des assistances composées de milliers de personnes réunies dans des salles ou des stades de football. La différence réside dans le fait que, lorsque nous jouons, nos mobiles sont bien meilleurs. Au théâtre, je voulais devenir une vedette, être adulé. Dans ces drames bibliques, c’est l’histoire qui compte, pas les acteurs. Par conséquent, il n’y a pas de compétition et on ne cherche pas à éclipser les camarades. Ces rôles bibliques m’ont donné de bien plus grandes satisfactions pour la simple raison que nous décrivons des événements réels et que nous tirons une morale édifiante de la vie des personnages célèbres de la Bible.
Acteur au chômage
Naturellement, le cas de chaque acteur est différent et je n’essaie pas de dire qu’un chrétien ne doit pas travailler sur scène. C’est une question de conscience personnelle. Dans mon cas, quand j’ai abandonné le théâtre, je me suis retrouvé sans travail. Je n’avais aucune qualification en dehors de mon expérience d’acteur. Après maintes difficultés, j’ai réussi à trouver du travail, ce qui a mis fin à nos problèmes financiers.
Notre cas apporte certainement la preuve que Jéhovah est fidèle à sa parole et qu’il soutient ceux qui cherchent d’abord son Royaume. À ce sujet, la Bible dit: “J’étais jeune homme, j’ai aussi vieilli, et pourtant je n’ai pas vu le juste complètement abandonné, ni sa descendance cherchant du pain.” — Psaume 37:25.
Shakespeare écrivit: “Le monde est un théâtre dont les hommes et les femmes sont les acteurs.” Mais nous, nous avons découvert que la vie a bien plus de sens que cela, à condition de connaître Jéhovah et son dessein plein d’amour pour l’humanité. Dans notre famille, nous partageons l’espoir de voir la terre transformée en ce qu’elle devrait être en vertu de ses possibilités: un parc paradisiaque pour l’humanité obéissante. Ce n’est pas de la fiction ni une chimère. C’est une certitude fondée sur les promesses solennelles du Dieu Très-Haut et nous pouvons être convaincus qu’il est impossible à Dieu de mentir (Hébreux 6:18; Tite 1:2). — Raconté par Manuel García Fernández.
[Photo de Manuel García Fernández, page 20]
[Illustration, page 24]
Manuel García Fernández et sa femme lors d’une représentation dramatique.